Douze patrons de grandes entreprises parlent face à la caméra. Du pouvoir, de la hiérarchie, des syndicats, des grèves, de l'autogestion... Leurs voix se mêlent, se dispersent, se démultiplient dans la ville et dans les usines. Sous le discours patronal apparait progressivement l'image d'un monde futur dont les bases sont déjà visibles aujourd'hui. Par une écoute et un regard attentifs, Philibert et Mordillat réussissent une critique subtile de cette réalité propre des patrons dont le pouvoir se fait, au fur et à mesure du film, toujours plus équivoque.
Je connaissais un des coréalisateurs du film, Gérard Mordillat, pour sa télésérie remarquée sur Arte dans les années 1990, Corpus Christi. Il s’agissait d’une lecture factuelle de la vie de Jésus, le personnage mythique redevenant, grâce aux interprétations d’historiens et de théologiens, une figure historique. Être capable de cerner un sujet d’aussi loin, avec un sens chirurgical de la spéculation, rend l’intéressé apte à cerner une autre figure messianique, vulgaire celle-là : le chef d’entreprise. Le film est pour nous d’autant plus saisissant qu’il date des années 1970. On voit alors les patrons s’effaroucher et innover pour tenter de faire exister, aux belles heures du marxisme, du syndicalisme politique et du socialisme parlementaire, ce qu’on ne reconnaît plus aujourd’hui que comme les tics du pouvoir. Il s’ouvre sur une scène proprement invraisemblable, dans laquelle des chefs d’entreprise réunis redoublent d’inventivité pour trouver la tournure sémantique qui les agrée le mieux afin de se dire eux-mêmes. Or, procédant par élimination et disqualifiant tour à tour les expressions « maîtres », « patrons », « managers », « chefs d’entreprise » et quelles autres encore (« nouvel animal politique », « gagneurs » ou « conquérants du possible » !), ils se trouvent à se trahir et à se portraiturer. C’est un cas spectaculaire de dénégation freudienne : traitant de tout ce qu’ils estiment ne pas être, ils étalent d’eux-mêmes ce qu’il en est de leur fait en tant que cela est inavouable, qui plus est dans un ridicule qu’ils semblent les seuls à ne pas apprécier.
Puis, un à un, les patrons s’épanchent. Y passent l’annonce du pouvoir privé s’érigeant sous la forme des multinationales, le pouvoir anonyme d’un capital mondialisé rendant légitime la figure autoritaire et non démocratique du PDG, les nouvelles pratiques de management rendant le subordonné partenaire de la structure qui l’opprime, la neutralisation ou le dépassement de l’État social. Le pouvoir industriel et financier nous annonce lui-même, dans un français daté et dans un noir et blanc d’un autre temps, l’organisation du monde telle que nous la connaissons maintenant, celle-là même dont nous crevons.
Comme le proposent les réalisateurs dans des effets de montage, ces propos deviennent hégémoniques déjà à l’époque, et passent dans les foyers à la manière d’un évident discours de référence. C’est au plus près du développement de l’idéologie qu’on tourne ici. Plus besoin de Marx, les dirigeants parlent eux-mêmes dans les termes de l’ancienne critique, se dépersonnalisent dans de prétendues lois de l’histoire et règles du management, au sens où, s’ils se croient compétents, ils se savent surtout interchangeables. Le contraste brutal entre les prises de position des patrons et les scènes témoignant d’un accablant travail à la chaîne de la part de leurs personnels semble moins relever d’un fait de mensonge de leur part que d’une situation d’ignorance.
Comme le signalera un sociologue comme Luc Boltanski¹ à la même époque, le patron est celui qui fixe des objectifs et des directives sans nécessairement savoir par le menu comment s’organise le travail dont les rendements dépendent. David Greaber le corroborera plus tard². Paradoxalement, on finit par regretter cette époque où les dirigeants du secteur privé se montraient aussi ouvertement conscients de leur positionnement historique et social – les marxistes les y contraignaient – et aussi prolixes (aujourd’hui, seuls les PDG successifs de Total, en France, le restent autant.) Dans ce documentaire exceptionnel, ce n’est pas seulement leur discours qui pèse, mais le dispositif où ils choisissent d’être filmés, de même que les attributs du pouvoir qu’ils arborent et leur saillant langage du corps. C’est qu’une horde de communicants n’existe pas encore à l’époque pour les conseiller.
¹ Luc Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1982.
² David Graeber, Bureaucratie. L’utopie des règles, Paris, Actes Sud, coll. « Babelio », 2015.
Alain Deneault
Philosophe
Nicolas Philibert est né à Nancy en 1951. Après une licence de philosophie, il se tourne vers le cinéma et devient assistant-réalisateur, notamment auprès de René Allio et Alain Tanner. Après avoir tourné pendant quelques années des films de montagne et d'aventure sportive pour la télévision, il se lance dans la réalisation de longs métrages documentaires qui seront tous distribués en salles. En 2001, Nicolas Philibert réalise Être et avoir, qui connaîtra un immense succès en France et dans le monde entier. Depuis une quinzaine d'années, plus de 120 hommages et rétrospectives de ses films ont été organisés de par le monde.
Si Philibert a surtout réalisé des documentaires, il précise toutefois que le mot documentariste « contribue à dresser une frontière autour d’un genre qui n’a jamais cessé d’évoluer et dont chacun connaît au contraire la porosité, la variabilité des tracés, les liens presque consanguins qu’il entretient avec celui qu’on lui oppose toujours, celui de la fiction ».
Gérard Mordillat est né le 5 octobre 1949 à Paris dans une famille ouvrière du quartier populaire de Belleville. Après avoir dirigé les pages littéraires de Libération, il publie son premier roman qui raconte son enfance dans Vive la sociale!. Depuis, il ne cesse de s'intéresser à la question sociale à travers des romans, des essais, des films ou des documentaires, mais pas seulement, il travaille aussi sur la question religieuse.
Pour la télévision, il a réalisé des téléfilms parfois tirés de ses propres livres comme la saga sociale Les vivants et les morts. Il s'est également illustré par des séries documentaires comme Corpus Christi et L'origine du christianisme en collaboration avec Jérôme Prieur. Il réalise en 2012 Le grand retournement d'après la pièce de Frédéric Lordon sur la crise financière. Il a récemment publié le recueil de poèmes Le Linceul du vieux monde et préfacé une réédition du Capital de Karl Marx.