Une femme - Laura -, un ordinateur, un interlocuteur invisible : tel est le dispositif à partir duquel Level Five se construit. Cette femme a « hérité » d'une tâche : terminer l'écriture d'un jeu vidéo consacré à la bataille d'Okinawa - une tragédie pratiquement inconnue en Occident, mais dont le déroulement a joué un rôle décisif dans la façon dont la Deuxième Guerre mondiale s'est achevée.
Singulier jeu, en vérité. À l'inverse des jeux de stratégie classiques dont le propos est de renverser le cours de l'Histoire, il semble qu'il ne consente qu'à reproduire cette Histoire telle qu'elle s'est accomplie. En travaillant sur Okinawa, en rencontrant par l’intermédiaire d’un mystérieux « réseau » parallèle à Internet des informateurs et même des témoins de la bataille (parmi lesquels le cinéaste Nagisa Oshima), Laura accumule les pièces de la tragédie, jusqu‘au moment où elles commencent à interférer avec sa propre vie.
Comme tous les jeux vidéo, celui-là avance par niveau. Laura et son interlocuteur, intoxiqués par leur entreprise, ont fini par en faire une métaphore de la vie elle-même, et distribuent des « niveaux » à tout ce qui les entoure. Atteindra-t-elle le « level five » ?
Dans un dispositif complexe fait d’archives et de mise en scène, d’entrevues et de dialogues improvisés, de récit historique et d'histoire fictive, d’images synthétiques et de jeux en ligne, ce film dessine un trajet sinueux à travers autant de strates composant la mémoire et la connaissance.
Chris Marker invente l’histoire de Laura en 1997. C’était avant l’ère des médias socionumériques et l’explosion des jeux vidéo, mais déjà les échanges de la protagoniste avec le monde extérieur passent par l’ordinateur. Entre les quatre murs d’une pièce, elle interpelle, sur son écran, des interlocuteurs susceptibles de contribuer à la reconstitution d’un événement passé et recrée, par la caméra, des dialogues d’intimité avec l’amoureux disparu. Une mise en scène qui agit comme la métaphore de l’imbrication entre mémoire personnelle et mémoire collective.
Car dans Level Five, l’exercice obstiné du jeu et du journal intime crée un univers grave et tendu qui interroge nos rapports à ces technologies qui allaient devenir dominantes.
Diane Poitras
Cinéaste et professeure en pratiques documentaires
Chris Marker nait en 1921 à Neuilly. Il débute des études de philosophie, vite interrompues par le conflit mondial. Après la guerre, il travaille au sein de Peuple et culture, commence à écrire pour la revue Esprit et à réaliser ses premiers films dont Lettre de Sibérie qui le fit plus largement connaître. Écrivain, photographe, cinéaste et finalement artiste multimédia, Chris Marker est l'auteur d'une œuvre protéiforme et novatrice. Son goût pour l'expérimentation éclate dans La Jetée (1962), court-métrage d'anticipation annonçant ses thématiques de prédilection : le temps, la mémoire, la puissance des images. La même année, il tourne Le Joli Mai, dans les rues de Paris, dans l'esprit du cinéma direct. La décennie 70 est marquée par des films engagés dont le plus célèbre, Le fond de l'air est rouge (1977), dresse un bilan des luttes des sixties tout autour de la planète. Dans ce sillon politique, il explore les liens entre mémoire individuelle et histoire dans Sans soleil (1983) puis dans des hommages posthumes comme Le Tombeau d'Alexandre (1993). Dans les années 1990, le plus souvent en collaboration avec le Centre Pompidou de Paris, il conçoit plusieurs installations qui explorent les frontières entre réel et imaginaire. Il s'éteint à Paris à l'été 2012, faisant figure de référence pour les cinéastes contemporains.